Avant-propos : J’ai découvert Henry James cette année avec Les
papiers de Jeffrey Aspern. Mais j’étais sortie frustrée de ma lecture puisque
le livre repose sur un secret qui ne nous est jamais livré. Je ne savais pas
que je venais de mettre le doigt dans un engrenage diabolique puisque la
frustration est un ressort essentiel de l’œuvre d’Henry James. Chacun de ces
livres comprend de multiples facettes et l’auteur prend un malin plaisir à nous
laisser dans l’incertitude, comme j’ai pu le constater avec Le Tour d’écrou.
Mon résumé :
Lors d’une veillée où l’on se raconte des histoires de fantômes, un homme
promet un récit terrifiant, mais le manuscrit de celui-ci se trouve dans un
tiroir fermé à clé et il doit le faire venir avant de pouvoir raconter cette
histoire qui lui a été confiée par une gouvernante. Nous suivons ensuite la
confession de celle-ci et découvrons les événements qui lui sont arrivés dans
la demeure de Bly.
Mon avis : Au départ, on ne sait pas très bien où veut nous
emmener Henry James, avec cet espèce de prologue qui fait monter la tension et
sur lequel plane un lourd secret. Même si on est un peu perdus, cette partie de
l’histoire est essentielle et je l’ai relue dès que j’ai eu fini la nouvelle,
car à mon avis elle contient des clés de lecture importantes, mais j’y
reviendrai plus tard.
Nous passons ensuite au récit de la gouvernante (qui n’est
jamais nommée). On n’y retrouve cette ambiance si chère aux Anglo-Saxons de
manoir perdu dans la campagne dans lequel il se passe des événements étranges
et inquiétants. La jeune femme dont c’est le premier poste, a reçu des
instructions inhabituelles. Elle ne doit pas contacter son employeur, l’oncle
des enfants dont elle a la garde, sous aucun prétexte. On apprend que la
gouvernante précédente est décédée dans des circonstances inexpliquées et peu
avouables. On découvre aussi que le jeune Miles est renvoyé de son collège pour
un comportement suspect sans que l’on sache lequel. Tous ces éléments créent
une atmosphère de malaise. De plus, la gouvernante se met à rencontrer des
personnes qui ne lui parlent pas et qui surgissent à des moments inattendus. Il
s’agit des fantômes de l’ancienne gouvernante Miss Jessel et Quint l’ancien
valet de la propriété.
Jusqu’à la moitié du livre, j’étais en totale empathie avec
la gouvernante, frémissant avec elle quand elle croisait les apparitions au
détour des couloirs d’hiver la nuit. Et puis, j’ai commencé à douter de ce qu’elle
racontait parce qu’elle considère que les enfants sont sous l’influence des
fantômes uniquement parce qu’ils sont trop parfaits !
Attention à partir d’ici vous vous exposez à des spoilers !
Je savais avant de lire cette nouvelle que le récit était
ambigu et que les avis étaient extrêmement partagés. Mais j’ai été totalement
surprise parce qu’après avoir terminé ma lecture je n’avais absolument aucun
doute : je n’étais pas devant une histoire fantastique, mais devant un récit d’une
plongée dans la folie fascinante, tragique et malsaine. Pour moi, il est
évident que la gouvernante a tout inventé et qu’il n’y a jamais eu de fantômes.
Le seul point qui me paraissait ambigu été le fait de savoir si oui ou non maïs
avait été victimes d’abus sexuels.
Quelle ne fut pas ma stupeur en découvrant que la théorie «
réaliste » été minoritaire au niveau de l’étude de ce texte et que la
possibilité d’abus sexuel était à peine évoquée dans les analyses que j’ai lues
(pourtant l’un des articles était une interprétation mêlant psychologie et
littérature). La théorie dominante est celle du récit fantastique. Je ne nie
pas que cet aspect existe, mais pour moi il n’est qu’un prétexte à cacher des
événements beaucoup plus sombres.
Comme pour tout livre qui m’obsède, les questions se sont
bousculées dans ma tête surtout que celui-ci est un paradis pour les
interprétations psychologiques.
Pourquoi est-ce que je n’y vois pas un récit fantastique ?
- Comme je l’ai déjà dit plus haut, je n’ai pas confiance en ce que raconte la narratrice. Les enfants sont tellement sages qu’elle ne doute aucunement qu’ils sont sournois, mais à aucun moment, on ne les surprend en train de faire quelque chose de mal.
- Parce que la narratrice est la seule à avoir « des fantômes ». La preuve en est faite à deux reprises : une première fois avec Flora qui ne voit pas Miss Jessel au bord du lac et la deuxième fois avec Miles qui pense que c’est Miss Jessel qui apparaît alors qu’en fait c’est Quint.
- Cela est renforcé par le fait que personnellement je n’ai aucun attrait pour l’ésotérisme, les films et les récits fantastiques et que je rejette de manière générale les explications qui ne sont pas rationnelles.
Qu’est-ce qui me fait penser à des abus sexuels ?
- L’attitude de la gouvernante. Elle passe beaucoup de temps dans la chambre de maïs la nuit. Elle lui dit des choses bizarres comme « s’il il était son mari » (à confirmer vu que je n’ai lu que la traduction). Elle le tue en l’étouffant ce qui est aussi un moyen de le faire taire alors qu’il veut rentrer en contact avec son oncle.
- L’attitude de Miles qui rejette la gouvernante et s’en prend à elle lors de la scène de l’église et qui tente de s’en éloigner notamment dans la scène où il est dans le jardin (il fuit sa chambre où elle a l’habitude de lui ren dre visite la nuit). Mais en même temps, il se rapproche d’elle et semble aussi attiré par sa présence (ce qui est une caractéristique du syndrome de Stockholm).
- Un passage du chapitre un :
– L’histoire vous le dira, risquais-je à
répondre.
– Oh ! Je ne peux pas attendre l’histoire !
– Et l’histoire ne le dira pas, reprit Douglas.
Du moins, d’une façon littérale et vulgaire. »
Pour moi cet élément est la clé. Au début
du récit, on pense que c’est entre Douglas et la gouvernante, puis entre la
gouvernante et l’oncle des enfants, mais elle ne le voit plus un après son
arrivée à Bly. De qui donc peut-elle avoir été amoureuse si ce n’est de Miles ?
- Le fait que la gouvernante ait recommencé le même schéma à une moindre échelle avec Douglas (qui était le frère d’une autre jeune fille dont s’est occupée la gouvernante) puisqu’il lui semble étrangement attaché surtout pour quelqu’un de plus jeune.
- Parce que l’histoire refuse de se donner facilement. Elle est enfermée à clé dans un tiroir et Douglas n’ose pas la raconter lui-même alors qu’il la connaît déjà.
Henry James est-il un génie ou ma lecture n’est-elle pas assez contextualisée?
·
C’est une question qui me perturbe à force de
voir les analyses fantastiques l’emporter. Henry James aurait écrit cette
nouvelle suite à une anecdote sur une histoire de fantômes. Elle est classée
dans les ghosts stories. J’ai lu que, jusque dans les années 20, il n’y avait
qu’une lecture fantastique de la nouvelle. Est-ce moi qui extrapole parce que
je suis le fruit de mon environnement ? À force de voir des analyses
psychologiques à toutes les sauces dan les médias, est-ce que cela a biaisé ma
lecture en lui donnant des clés de compréhension qui n’existent pas ? Le
contexte de l’écriture de l’œuvre est celui de l’époque victorienne et deses tabous sexuels, mais aussi de la vogue du
spiritisme ce qui peut faire pencher vers l’interprétation fantastique. Est-ce
que j’y vois des choses qui n’y sont pas ? Et si Henry James n’était pas
un génie et que mon interprétation était fausse ? Pour mon plus grand bonheur
(ou malheur), je n’aurais jamais la réponse puisqu’Henry James n’a pas tranché
cette question dans ses écrits. Mais, le reste de son œuvre repose quand même
toujours sur une grande ambiguïté. De plus son frère était un psychologue très
connu ce qui fait qu’Henry James avait connaissance de la psychologie et je
reste persuadée que la volonté d’ambiguïté n’est pas un hasard, mais cela n’engage
que moi.
En quelques mots : Je crois que vous l’aurez compris ce
récit m’a tout simplement fascinée.
Quelle coïncidence, je viens de le lire également (billet prévu pour demain). Je vais moins loin que toi dans l'interprétation psychanalytique mais j'avoue que comme toi, je penche pour une interprétation réaliste.
RépondreSupprimerC'est rigolo ! Ca nous fera une presque LC :-) Enfin, je l'ai lu, il y a plus de 2 mois, mais cela semble être le temps qu'il me faut pour écrire un billet ^^ Je lirai le tien avec attention.
SupprimerC'est très bizarre parce que je ne suis pas du tout fan des interprétations psychanalytiques en général (Hamlet et son complexe d'Oedipe me fatigue), mais là en fait, je ne vois que ça ! Je commençais vraiment à me dire que j'imaginais trop trucs, mais la version de la BBC 2009 m'a rassurée car eux aussi vont aussi loin, je ne suis donc pas la seule !
Je vais simplement prendre le contre pied d'un de tes arguments. On n'est jamais sûrs que seule la gouvernante voie les fantômes. Je n'y verrais pas une preuve. C'en est une uniquement si les enfants sont innocents... Et l'argument du renvoi de Miles et de l'influence potentiellement néfaste des précédents serviteurs vont contre cette interprétation. Si les enfants ne sont pas innocents, ils peuvent tout à fait simuler... Et à partir de ce moment, tu peux mettre en doute pas mal de points du roman ;)
SupprimerQu'en penses-tu ?
Oui je pense que c'est une façon de voir les choses, mais que je n'ai vraiment pas vue à ma lecture ! Je suis entièrement d'accord pour dire que la lecture strictement fantastique existe. Même si pour moi le fait que Miles dit que c'est Miss Jessel qui arrive à la fin alors que c'est Quint me fait penser qu'il ne voit pas de fantômes, c'est ma preuve ^^ Bien sûr, il peut mentir, mais pourquoi à ce moment-là ne pas s'allier à Quint pour corrompre la gouvernante ? Puisque selon elle, c'est leur but ? Quand au renvoi de Miles, on ne sait que ce qu'elle nous en dit. Dans l'adaptation que je viens de voir, Mrs Grose dit qu'elle ne sait pas lire, je ne sais plus si c'est dans le livre, mais vu comment c'était présenté, je me suis posée une nouvelle question et si Miles n'avait pas été renvoyé ? Puisque lui même ne le sait pas en fait quand il arrive à Bly ! Or quand on est renvoyé, on prévient l'élève avant la famille...
SupprimerMais j'admets que tout dépend du point de vue où tu te places et des personnages à qui tu accordes ta confiance. C'est ce qui est tellement fascinant !
Pour que justement la gouvernante doute de ce qu'elle voie, qu'elle croie à sa propre folie et laisse Miles et Quint tranquille ! Mais elle se remet peut-être trop peu en question pour cela.
SupprimerEffectivement, elle seule a connaissance de la lettre de renvoi... si elle existe (comme tu le signales). J'avoue que c'est un élément que je n'ai pas mis en doute.
J'adore cette lecture multiple, c'est vraiment un texte remarquable !
Je n'avais pas pensé à remettre en doute le contenu de la lettre non plus.
SupprimerJe suis sûre que c'est une lecture presque "interactive" et qu'on doit modifier un peu son avis à chaque relecture !
Tu me donnes envie de le relire alors que je l'ai déjà lu trois ou 4 fois. As-tu vu les adaptations, notamment celle de la BBC ?
RépondreSupprimerJe pense que je le relirai moi aussi.
SupprimerJ'ai juste vu l'adaptation de la BBC 2009 (je pense que j'en parlerai). Je l'ai bien aimé, même si elle se détache un peu du texte. Elle arrive à garder une certaine ambiguïté.
pour l'avoir vu à l'opéra il y a peu, j'ai bcp aimé également! Troublant, dérangeant, mais efficace!
RépondreSupprimerL'opéra me tente bien, mais je n'en ai pas près de chez moi et je n'ai pas trop envie de le voir en vidéo. Mais je me laisserai peut-être tenter un jour par curiosité !
SupprimerTu as raison, ce n'est pas toujours évident de distinguer interprétation et sur-interprétation. Ta démarche est juste, dans cette optique : replacer dans le contexte, faire un tour des différentes interprétations précédentes et/ou actuelles, piocher dans les notes de l'auteur s'il y a. Pour ma part, j'avoue avoir lu ce texte comme une pure histoire de fantômes - mais je sus friande de ce type de textes, ça aide -, inversement je ne suis pas trop fan des interprétations psychanalytiques. Mais j'aime lire tes idées et elles me donnent envie de relire Le tour d'écrou avec cette angle d'approche, pour voir ce que j'en pense ^^
RépondreSupprimerJe ne suis bizarrement pas du tout fan des interprétations psychanalytiques (qu'est-ce que ça a pu me saouler en cours le fait qu'à chaque coucher de soleil mon prof de 1e dise que c'était implicitement un acte sexuel !). De même, sur le net, j'ai tout de suite trouvé la théorie de l'hystérie pour la gouvernante (évidemment c'est une femme) ou bien de la frustration sexuelle par rapport à l'oncle et je n'y souscris pas non plus. Pour moi, c'est plus complexe que cela, je pense qu'elle éprouve de l'amour pour les enfants d'une façon beaucoup trop excessive et qu'elle est persuadée de devoir les sauver.
SupprimerJ'aimerais beaucoup savoir si je t'ai convaincue au final ;-)
Ah voilà une obsession que je ne partage pas, j'ai horreur d'Henry James dont j'ai été obligée d'ingurgiter plusieurs œuvres pendant mes études et dont je déteste le style... désolée :) ! Cela dit, Le tour d'écrou est le truc de lui le moins pire que j'ai lu et j'ai trouvé ton billet très intéressant, d'autant que je me souviens d'avoir entendu parler de cette théorie de l'abus sexuel. Mon prof de littérature avait dû l'évoquer !
RépondreSupprimerMon coeur saigne ^^ Après, c'est différent quand on l'a étudié à la fac. J'ai une amie qui pensait détester Jane Austen parce qu'elle avait étudié Persuasion. Je lui ai fait lire Northanger et elle a adoré.
SupprimerAprès je le lis en français. J'ai The portrait of a lady en VO mais j'ai quand même racheté la traduction pour le lire. D'ailleurs, je n'avais pas du tout aimé le film, on va voir ce que ça donne avec ma lecture (mais pour l'instant j'aime bien).
Je te conseille la vieille version ciné avec Deborah Kerr. Le titre français c'est "Les innocents". On est plus sur la théorie de la frustrée sexuelle qui perd la boule. Mais finalement de qui veut-elle l'affection? Faudrait que je revois le film. En tout cas, j'ai bien flippé tout le long. Visionnage vraiment angoissant; Il faut dire que Deborah Kerr était une pointure, comme possédée par son rôle
RépondreSupprimerC'est drôle, je suis en train de le regarder en ce moment même ! J'en reparlerai !
SupprimerCool!! Hâte de voir ton post sur le film ;)
RépondreSupprimerPour l'instant, j'en suis à la moitié et je le trouve beaucoup plus flippant que la version de 2009 !
SupprimerJe n'ai pas vu celle de 2009. Mais je t'avais prévenu ;) film vraiment angoissant.
SupprimerJ'avais beaucoup aimé !
RépondreSupprimerPar contre, je me rappelle avoir vu le film en classe en seconde mais je ne m'en souviens plus (ce qui est soit mauvais signe, soit une preuve que je n'écoutais pas en classe).
Je viens de le voir hier (je pense que tu as dû voir la version de 61) et je ne sais pas comment tu as fait parce qu'il est très flippant (et très réussi). Après, quand c'est un film qu'on est obligé de regarder en classe, je sais ce que sais...
SupprimerTon billet est très intéressant. De mon côté, j'ai pris plutôt "Le tour d'écrou" comme une histoire de fantômes même si l'ambiguïté règne comme toujours chez James (mais c'est ce qui rend l'atmosphère de la nouvelle aussi forte et marquante). Il est aussi intéressant de savoir que Alice James, la sœur, a été internée pour hystérie et que peut-être Henry James y a pensé en écrivant cette nouvelle.
RépondreSupprimerOui c'est vraiment ce qui le rend fascinant, quelle que soit l'hypothèse qu'on préfère, on ne peut pas nier qu'il en existe d'autres.
SupprimerMerci pour cette info sur sa soeur, je ne le savais pas du tout, c'est effectivement intéressant ! J'avais vu que son Journal était disponible, mais il n'y avait pas de description.
J'ai noté ce roman il y a un bon moment, j'avais lu une intrigue policière où le personnage principal était fan de cet auteur :). Mais je ne l'ai pas encore lu. Ton billet et les commentaires m'intriguent beaucoup.
RépondreSupprimerJ'espère que tu n'as pas tout lu, sinon tu auras du mal à te faire ta propre idée. En tout cas, je suis contente de t'avoir donné envie de le découvrir.
SupprimerPS : si tu retrouves le titre de cette intrigue policière, je suis preneuse !
Pour continuer dans ton obsession du Tour d'écrou, je te conseille "Florence & Giles" de John Harding : une sorte de réécriture du roman de Henry James, à la différence que là, c'est raconté du point de vue de Florence et on sait très bien les (mauvaises) intentions de la gouvernante...
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour la référence ! Je ne connaissais pas, mais ça m'a l'air très bien.
SupprimerJe l'ai lu 3-4 fois... et je n'ai jamais su quoi en penser. J'ai tout imaginé, de l'histoire pure de fantômes à l'abus sexuel, à la folie... bref, j'ai beaucoup, beaucoup réfléchi. C'est l'un des points forts de cette novella, je trouve... faire discuter et réfléchir le lecteur.
RépondreSupprimerOui c'est exactement ce qui me fascine. Le livre nous hante longtemps après notre lecture et pourtant nous ne pouvons avoir aucune certitude !
Supprimer